La cohésion sociale en question(s)

Sandra Hoibian

Pessimistes, les Français ?

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Sandra Hoibian est directrice du pôle évaluation et société du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC). Elle est spécialiste du regard porté sur la cohésion sociale, la diversité,  le lien social.

Vous avez dressé un baromètre de la cohésion sociale qui a évalué que 80 % des Français pensent que la cohésion sociale est faible. Pourquoi ?

S.H. Les Français ont une vision très noire de la société : ils déplorent le manque de lien social, les nombreuses tensions. En creux, cela exprime un désir de plus de cohésion. On n’a jamais autant parlé de cohésion sociale et cette expression est d’autant plus utilisée qu’elle fait probablement défaut. Du reste, elle revêt pour la population plusieurs sens : la relation entre les individus, voisins, amis, collègues… ; la solidarité, le partage des richesses, la justice sociale ; un partage de valeurs, de projets, de symboles qui rassemblent.

D’après nos concitoyens, la cohésion dépend avant tout des efforts de chacun pour vivre ensemble. Cela est-il nouveau ?

S.H. Les Français valorisent la liberté et l’autonomie individuelle et tendent à s’affranchir du collectif. Cette tendance incite l’individu à être entrepreneur de sa vie, en quête d’épanouissement personnel et de moyens de s’exprimer. Nous sommes en train de passer d’un modèle de cohésion sociale imposé par les institutions, l’école, la famille, à une cohésion qui doit être une démarche individuelle. Il y a une dimension égocentrique dans cette démarche, mais aussi une liberté nouvelle : on rompt avec le groupe imposé pour faire ses propres choix de formation, de vie sentimentale… Cela pose une question : comment fait-on société quand chacun souhaite se réaliser en tant qu’individu libre de toute allégeance ?

 

Afin de concilier liberté individuelle et cohésion sociale, il faut que chacun coopère pour créer du collectif et faire société. C’est un exercice exigeant et difficile, mais qui n’est pas impossible. Ce qui est certain, c’est que l’on ne pourra plus revenir en arrière : les gens n’accepteront plus qu’on leur dicte la manière dont ils doivent vivre ou ce qu’ils doivent penser. Et s’il est difficile aujourd’hui de faire groupe au niveau de la nation, les gens en revanche font partie de communautés liées à un intérêt, un sport, une croyance… Chacun peut faire partie de plusieurs communautés et en sortir quand il le souhaite.

80%
des Français pensent que la cohésion sociale est faible.
35%
des Français placent les efforts de chacun pour vivre ensemble en tête des facteurs qui contribuent à renforcer la cohésion sociale, devant l’école ou la protection sociale.
81 %
des Français pensent que les inégalités se creusent et ils n’ont jamais été aussi pessimistes quant à l’évolution de leurs conditions de vie.
34%
des Français pensent que le logement est une condition importante du vivre ensemble.

La conséquence de ce modèle n’est-elle pas le manque de solidarité en faveur des plus démunis ?

S.H. Bien sûr ! Et c’est pourquoi les mots « cohésion sociale » ont remplacé celui de solidarité : l’idée que les individus doivent se prendre en main se diffuse. Lorsque l’on tient une personne responsable de ses échecs, il y a moins de raison d’en être solidaire. De mon point de vue, on est allé un peu trop loin dans cette vision des choses, elle favorise la compétition. Là où il y a compétition, il y a forcément des gagnants et des perdants et cela rend difficile l’unité à l’échelle d’un pays. Je préfère la notion de coopération, de collaboration.

Source : CREDOC, enquête « Conditions de vie et aspirations », début 2014.

Mais doit-on y voir un rapport avec le pessimisme des Français concernant l’évolution de leurs conditions de vie ?

S.H. Il y a évidemment un lien. Quand vous avez le sentiment d’être perdant, que les règles ne sont pas justes, vous avez moins envie de faire partie du groupe et d’en accepter les contraintes. La crise des « gilets jaunes » est à ce titre révélatrice : c’est un mouvement de revendications individuelles. Certaines questions font consensus comme les inégalités, la démocratie participative et le refus d’avoir des représentants. C’est un collectif né d’une somme d’individus qui se sentaient isolés, invisibles aux élites, et c’est certainement une des raisons pour lesquelles le mouvement dure aussi longtemps. Ils ont éprouvé le plaisir du collectif : on doit faire des compromis, mais ça apporte du soutien, une forme de transcendance. Pour moi le mouvement des « gilets jaunes » est révélateur de la transformation de notre société vers des collectifs plus souples, mais plus fugaces et complexes.

Pourquoi le logement apparaît-il comme une condition importante du vivre ensemble ?

S.H. Le logement est l’une des clés du mal-être de la société dû au décalage entre les prix du loyer qui ne cessent d’augmenter et les revenus des ménages. Pour faire société et avoir des échanges avec autrui, il faut avoir un minimum de sécurité matérielle. C’est un espace important de sociabilité : les gens mal logés ont moins de liens sociaux : ils reçoivent peu et vont moins vers les autres. D’autant plus qu’il y a, là aussi, une compétition : pour avoir un logement, il faut un CDI, le meilleur des dossiers. Les bailleurs sociaux jouent là un rôle essentiel en limitant le poids du logement dans le budget familial.