La cohésion sociale en question(s)

Jacques Donzelot

Comment faire société ?

Historien du social et sociologue de l’urbain, maître de conférences à l’université de Nanterre à partir de 1970, Jacques Donzelot a été évaluateur de la politique de la ville de 1990 à 1993. Il est aujourd’hui vice-président de la revue Tous urbains (PUF).

Lorsque l’on parle de « cohésion sociale », de quoi parle-t-on exactement ?

J.D. L’expression est ancienne. Elle remonte à la fin du xixe siècle et désigne la solidité du lien social. Le lien social se manifeste par des actions de solidarité ou de civisme entre les habitants. Il se manifeste aussi, à l’échelle d’un pays, à travers la participation aux élections ou aux commémorations d’événements qui sont l’occasion de réaffirmer les valeurs communes. Depuis les années 1980-1990, elle désigne également l’objectif de politiques publiques comme celles dites de la ville ou de l’insertion.

Quand l’expression « cohésion sociale » est-elle apparue ?

J.D. Dans son livre De la division sociale du travail, publié en 1878, Émile Durkheim démontre que la société dispose de lois propres qui font son unité, sa cohésion.

Il y a eu, dans un premier temps, ce qu’il appelle la « solidarité mécanique », celle des anciennes sociétés agraires. La société amenait chaque individu à adopter un comportement conforme à celui des autres membres de sa tribu. Pour chaque problème, il existait une réponse seule et unique à laquelle il fallait se conformer mécaniquement. C’était une solidarité par la similitude.

 

Avec la division sociale du travail, on passe à la solidarité « organique » : nous ne sommes plus les membres identiques d’un même groupe, mais les organes différents d’un même corps. La spécialisation des tâches donne à chacun une place propre dans la société. Cette interdépendance entre les individus dans l’accomplissement de leurs tâches respectives constitue la base d’une solidarité objective, le ressort de la cohésion sociale.

Autour de quelles problématiques cette expression s’est-elle constituée ?

J.D. Du xixe siècle aux années 1980, l’expression est peu utilisée. On lui préfère celle de « progrès social » en appui du progrès économique. Les deux volets des politiques sociales sont la protection sociale (qui vise à corriger les insuffisances de la société face aux risques auxquels sont exposés les individus : chômage, accident du travail, maladie, vieillesse) et l’intégration (qui vise à corriger l’enfermement des individus dans une condition familiale et locale qui les empêche de choisir leur vie). C’est le rôle de l’école, du logement social, de la cité et des travailleurs sociaux. En faisant du social, on corrigeait les défauts de la société. Il en résultait un progrès social qui améliorait la qualité du lien social, donc la cohésion.

 

Depuis la fin des Trente Glorieuses, on ne parle plus de « progrès social », mais surtout de « cohésion sociale ». Les politiques sociales ne sont pas remises en cause, mais on cherche à en contenir les effets négatifs. Par exemple ceux d’une protection qui rend les individus passifs et inaptes à la mobilité professionnelle, ceux d’une école qui apparaît plus sélective socialement que portée à donner aux membres des couches populaires les moyens de choisir leur vie, ceux de logements sociaux plus prompts à isoler leurs habitants plutôt qu’à les émanciper. Tout cela sur fond d’une économie qui n’entretient plus avec le social une relation aussi harmonieuse que durant la précédente période. La mondialisation menace les emplois à travers les délocalisations, les fermetures d’entreprises.

 

La société n’est plus une entité qui va de soi, qu’il convient seulement de bonifier pour faire apparaître sa solidité, mais quelque chose qu’il faut faire « être », qu’il faut produire. De là l’expression « faire société ».

Est-ce que le mouvement des gilets jaunes peut être considéré comme le signe d’une crise de la cohésion sociale ?

J.D. Oui, la mondialisation affecte la cohésion sociale de deux manières. D’une part, avec l’arrivée de migrants venus de pays pauvres que les autochtones voient comme des concurrents et dont l’intégration est difficile, car les emplois d’ouvriers non qualifiés ont disparu. Ils cherchent leur voie et affirment d’autant plus leurs particularités ethniques qu’ils se trouvent regroupés dans les cités sociales désertées par les classes moyennes. Le mouvement des gilets jaunes exprime son exaspération devant les aides sociales que l’État apporte à ces populations immigrées. Il exprime aussi la fureur d’une population (celle de la France profonde : ouvriers, employés ou indépendants des villes petites et moyennes) qui se sent invisible et s’estime oubliée, maltraitée par rapport aux élites des grandes villes.

 

On se trouve devant des coupures sociales (avec les banlieues d’immigrés) ou politiques (avec les gilets jaunes). Et le rôle de l’État n’est plus d’arbitrer des conflits sociaux, mais de produire des conditions d’égalité entre des catégories qui se rejettent ou se sentent rejetées les unes par les autres.

Quelles sont alors, à présent, les conditions pour produire de la cohésion sociale ?

J.D. La question est délicate dans un contexte politique nouveau et qui, dans la plupart des nations occidentales, tend à mettre en opposition deux tendances. Celle du repli populiste sur le territoire national et celle du « progressisme » incarnant le choix d’une mondialisation positive pour la société.

 

Mais ledit progressisme peine à fournir les ressorts d’une confiance partagée par les membres de la société en leur destin commun. Cette confiance est la condition de la réussite économique d’une société. Mais comment la générer ? Comment l’entretenir ?

 

La thématique de l’égalité des chances, sur le plan scolaire comme professionnel, apparaît partout comme le meilleur moyen d’agir sur cette dimension subjective de la confiance. Parce qu’elle relie la confiance en soi à la confiance dans la société. Mais on ne produit pas cet effet par la seule magie d’un décret d’État, attribuant des emplois aux plus nécessiteux ou des places aux plus méritants scolairement dans des collèges d’excellence. Pour qu’un individu puisse se saisir d’une opportunité, il faut qu’il dispose du soutien de son entourage. La confiance en soi dépend d’abord de la confiance entre les gens qui composent la société locale à laquelle il appartient. Pour qu’une opportunité apparaisse comme telle, il faut aussi que des liens soient tramés entre cette société locale et le dehors, les lieux où se développent les études, les activités. On ne peut développer une véritable politique d’égalité des chances sans élaborer en même temps une nouvelle manière de faire société.