La cohésion sociale en question(s)

Pierre Sauge-Merle

Quand il y a projet commun, il y a cohésion sociale

Agrégé de géographie, Pierre Sauge-Merle enseigne depuis 14 ans en classes préparatoires aux grandes écoles et depuis 4 ans en khâgne et hypokhâgne au lycée Albert-Schweitzer, au Raincy (93).

Que signifie l’expression « cohésion sociale » pour un géographe ?

P.S.-M. La cohésion sociale n’est pas un concept géographique. Ce qui va intéresser le géographe, c’est la manière dont la cohésion sociale ou l’absence de cohésion sociale se matérialisent dans l’espace. Quand il y a un projet commun sur un territoire, il y a de la cohésion sociale et la société fonctionne bien. Aujourd’hui, il existe des territoires où un certain nombre d’individus ne se sentent pas bien intégrés. Le manque de cohérence territoriale, d’accessibilité, d’ouverture sur l’extérieur, et toutes les inégalités mettent ces espaces sous tension.

 

Ces tensions ne sont pas dues uniquement à des problématiques locales, mais résultent d’enjeux plus globaux. Et le géographe va s’intéresser à la manière dont ces phénomènes s’inscrivent sur les territoires.

Vous pensez en particulier aux quartiers défavorisés des banlieues ?

P.S.-M. On peut penser à ces quartiers en périphérie des grandes villes, qui concentrent des poches de pauvreté, mais il y a d’autres marges en France : les régions industrielles en déclin ou le rural profond, par exemple. Les gens y sont parfois en grande difficulté, avec l’impression de ne pas avoir les mêmes opportunités que les autres, notamment les citadins. Ce sont des territoires faiblement peuplés avec de vraies questions d’accessibilité pour les gens peu motorisés. Par ailleurs, les services publics non rentables sont éliminés parfois en force et sans pédagogie, donnant le sentiment d’un abandon de l’État, d’une injustice spatiale. Car, plus globalement, la pauvreté n’est pas seulement un manque d’argent, elle est aussi un manque de « capabilités (d'après l’approche des capabilités d’Amartya Sen, économiste et philosophe indien) », de capacités à être ou faire quelque chose, à choisir sa vie selon les opportunités qui s’offrent à soi (réseau relationnel, accès à l’information, ouverture culturelle, etc.). Tout cela contribue à la cohésion territoriale et donc sociale.

 

Mais il peut exister des discontinuités plus fines : l’espace urbain oppose souvent des quartiers très bien intégrés et producteurs de richesse, avec une population éduquée, actrice de la mondialisation, que le prix du foncier a permis de sélectionner ; et des quartiers où la population sous-qualifiée est dans l’impossibilité de postuler aux emplois qui sont créés à côté de chez elle (le fameux skill mismatch des pays anglo-saxons : l’inadéquation des qualifications des travailleurs avec les emplois disponibles localement). Ils sont proches spatialement, mais isolés socialement. Le quartier d’affaires de la Défense en est une bonne illustration. Il jouxte des quartiers de logements sociaux, principalement à Nanterre, mais seulement 9 % de la population locale travaille dans le quartier d’affaires. Il y a là un véritable enjeu de cohésion sociale.

À l’échelle du pays, où se situent les fractures ?

P.S.-M. On observe des territoires attractifs et d’autres qui le sont moins. Des signes révélateurs le confirment au niveau régional : solde migratoire négatif, production en baisse et chômage qui augmente, problèmes sociaux qui se développent. La France a connu de profondes transformations de son système productif : la tertiarisation de l’économie et la désindustrialisation ont fait disparaître des emplois et l’on ne sait que faire des gens qui ne trouvent plus leur place dans le fonctionnement de la nouvelle économie.

 

Pourtant, la France présente aussi des espaces très attractifs. Ses zones littorales et frontalières bénéficient de la maritimisation de l’économie ou de l’intégration européenne. Plus généralement, ses métropoles et leurs centres-villes profitent de l’effet de métropolisation : production de richesses, ouverture culturelle et création artistique, formations supérieures et recherche, hyper connectivité au monde qui permet le processus de concentration des emplois très hautement qualifiés, fonctions tertiaires supérieures (les sièges sociaux, les centres de recherche…).

La fracture est donc essentiellement géographique ?

P.S.-M. Elle est plus globale. La société est segmentée géographiquement, socialement, mais aussi dans ses représentations : les gens peuvent difficilement vivre ensemble quand ils posent un regard différent sur les choses. Il faut un projet global de société, des valeurs communes que l’école véhicule sans nul doute ; et c’est pour moi l’intérêt de mon métier. Or ces valeurs sont-elles partout partagées ? Les géographes analysent un phénomène révélateur : l’effet NIMBY (Not In My Back Yard, « surtout pas chez moi ») qui désigne par exemple l’opposition de résidents à un projet local d’intérêt général dont ils craignent de devoir subir des nuisances. C’est le comportement du citadin « gentrifieur », qui recherche l’authenticité d’un quartier populaire et cosmopolite, mais qui fait le choix de poser deux digicodes à sa porte pour privilégier l’entre-soi. Ces comportements multiples contribuent à la fragmentation globale de la société. On parle en effet aujourd’hui de fragmentation urbaine, et non plus de la simple ségrégation socio-spatiale. Les géographes, par leur réflexion concrète sur les territoires, ne sont-ils pas eux aussi des lanceurs d’alerte ?

Pierre Sauge-Merle - Quand il y a projet commun, il y a cohésion sociale